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Monseigneur le prince de Dombes...

Feuilleton du mois de

... entre canons de bronze et casseroles d’argent.

 

Louis Auguste de Bourbon (1700-1755), prince de Dombes, était le quatrième enfant (sur sept) de Louis Auguste de Bourbon (1670-1736), duc du Maine – lui-même fils illégitime de Louis XIV et de madame de Montespan – et d’Anne Bénédicte de Bourbon Condé (1676-1753), petite-fille du Grand Condé. Né à Versailles, il passa une bonne partie de son enfance au château de Sceaux, acquis par ses parents en décembre 1700, alors qu’il n’avait que quelques mois.

Le jeune prince de Dombes apparaît dans le Festin de Didon et Énée, peint par François de Troy en 1704. Il y figure Ascagne, tandis que son père incarne logiquement le héros troyen et sa mère la reine de Carthage. L’enfant est tenu par Nicolas de Malézieu (1650-1727), ancien précepteur du duc du Maine, grand ordonnateur des divertissements de Sceaux qui, pour la circonstance, tient le rôle d’Achate, fidèle compagnon d’Énée. Le fils de Malézieu, lui aussi prénommé Nicolas (1674-1748), était alors le précepteur du jeune enfant et deviendra, en 1713, évêque de Lavaur.
 

Formation et carrière

Louis Auguste reçut une éducation véritablement princière : savante, intense, stricte, respectueuse de l’ordre établi, soucieuse d’honneur, en un mot propre à lui forger un caractère. Aussi, à peine âgé de dix-sept ans, forma-t-il le vœu de rejoindre en Hongrie le prince Eugène de Savoie-Carignan (1663-1736) qui s’opposait à la progression des Turcs. Il en convainc tout d’abord son père, le duc du Maine, et celui-ci obtint l’autorisation nécessaire de son cousin Philippe d’Orléans (1674-1723), régent de France. Le 27 avril 1717, il prit donc la route sous le nom de « marquis de Chalamont », « pour garder l’incognito », mais fut reçu pour ce qu’il était dans différentes cours d’Europe (Strasbourg et Munich) avant d’atteindre Vienne. Il quitta l’Autriche pour la Hongrie le 17 mai 1717 et fit merveille au siège et à la prise de Belgrade (17 août) mais, dès le 5 août, le comte d’Estrades – un officier du duc du Maine qui avait charge de veiller sur lui – eut la jambe emportée par un boulet, tandis qu’un page qui les suivait perdit un pied… Le comte mourut quinze jours plus tard des suites de ses blessures…

L’épisode pathétique de la conspiration de Cellamare (1718) – ourdie par l’Espagne, en complicité avec la duchesse du Maine, contre Philippe d’Orléans – mena toute la famille en exil : le duc du Maine à Doullens, la duchesse à Dijon, le prince de Dombes à Bourges, le comte d’Eu à Gien, leur jeune sœur, mademoiselle du Maine, dans un couvent. Les deux frères furent ensuite réunis à Eu, comme en atteste Jean Vatout, premier bibliothécaire du roi, dans ses Souvenirs historiques : « Le prince de Dombes avait été exilé au château d’Eu avec son frère, sous la caution de leur oncle, le comte de Toulouse, en 1719, à l’époque de la découverte de la conspiration de Cellamare. Ils avaient la liberté de chasser dans la forêt, mais il leur était défendu de découcher. Leur exil dura jusqu’au 16 avril 1723. »

Chevalier des ordres du roi et de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis en 1728, Louis Auguste prit part à la guerre de Succession de Pologne, notamment aux sièges de Kehl (13-29 octobre 1733) et de Philippsbourg (2 juin-18 juillet 1734). Il fut fait maréchal de camp en 1734 et lieutenant-général des armées du roi en 1735, grade équivalent aujourd’hui à celui d’un général de division. À la mort de son père, en 1736, il prit officiellement ses titres et fonctions : duc du Maine, prince souverain de Dombes, gouverneur du Languedoc, mestre de camp du régiment Royal-carabiniers et colonel général des Cent-suisses et des Grisons.

Ces différents commandements le jetèrent au cœur de la guerre de Succession d’Autriche (1742-1747) : blessé à la bataille de Dettingen (27 juin 1743), il participe aux sièges de Fribourg (1744) – au côté de Louis XV – et de Tournai (25 avril-19 juin 1745), aux bataille de Fontenoy (11 mai 1745), Raucoux (11 octobre 1746) et de Lauffeld (2 juillet 1747).  
 

Intrépide et susceptible sur les questions d’honneur

Plusieurs anecdotes montrent que Louis Auguste – digne fils de la duchesse du Maine – avait le caractère bien trempé. Issu d’une branche bâtarde du tronc royal, il était chatouilleux sur les questions d’honneur. Dans une lettre datée du 4 décembre 1726, Mathieu Marais, avocat au parlement, rapporte l’histoire suivante : « Il y a eu une scène à Petit-Bourg [château autrefois sur la commune d’Évry-sur-Seine], entre M. de Nesle et le prince de Dombes. Le premier dit qu’il n’y avoit que des sots qui entrassent dans le bois à la chasse. Le prince lui dit : « Cela me regarde, je suis brutal. » Le marquis continue son discours sur le même ton. Le prince fit mine de lui jeter une assiette à la tête, on l’en empêcha ; en sortant de table, le prince lui dit qu’il étoit un insolent, un faquin et un misérable, qu’il lui donneroit cent coups de bâton partout où il le trouveroit ; le marquis prit tout cela en douceur et a paru dimanche au balcon de l’Opéra. »

Il est vrai que Louis Auguste se montrait intrépide à la chasse. Dans son journal, publié sous le titre de Chronique de la Régence et du règne de Louis XV, l’avocat Edmond Jean François Barbier rapporte, à la date du 8 février 1729, l’anecdote suivante : « La fureur qu’on a de la chasse à la Cour ne produira que du malheur. Ces jours passés, M. le prince de Dombes et le comte d’Eu, enfants de M. le duc du Maine, couroient le cerf du côté de l’abbaye de Chelles. Le cerf se jeta dans la Marne et la passa. Le piqueur en fit de même ; ces deux princes se jetèrent aussi à l’eau, mais ne prirent pas le bon endroit ; ils culbutèrent dans l’eau de manière qu’on ne voyoit plus que des bras. Un meunier a couru à leur secours et les a retirés. On les a portés au moulin presque sans connaissance, on les a bien réchauffés dans un lit avec de l’eau-de-vie. Par bonheur, ils se portent bien. De retour de cette expédition, le lendemain, ils sont partis pour Marly. » Le duc du Maine « fit donner cent pistoles d’argent au meunier et une rente viagère de quatre cents livres. »

Mais une affaire de plus grande conséquence advint au prince, le 4 mars 1748, lorsqu’il tua en duel le marquis Jean Antoine François de Coigny (1702-1748), gouverneur de Caen, très apprécié du roi Louis XV et pour cela bien reçu à Versailles. À ce qu’en disent certains commentateurs, Louis Auguste dut maquiller cet homicide en accident de la route : « Le marquis de Coigny jouait avec le prince de Dombes ; il lui échappa de dire entre ses dents : il est plus heureux qu’un enfant légitime. Le prince n’avait pas entendu le propos ; mais de bonnes âmes (il s’en trouve toujours) le lui rapportèrent. Il entra en fureur, et envoya appeler M. de Coigny en duel. Ils se rencontrèrent sur la route de Versailles, en pleine nuit. La terre était couverte de neige ; ils se battirent aux flambeaux : M. de Coigny fut tué sur place ; on le remit dans sa voiture qu’on renversa dans un fossé. Il passa pour être mort de la chute. Le roi, qui l’aimait beaucoup, ne connut la vérité qu’après le mort du prince de Dombes, et quelques personnes ont même cru qu’il ne l’a jamais connue. »
 

La table au secours du roi…

D’un tempérament impétueux, comme il vient d’être montré, Louis Auguste savait toutefois calmer ses ardeurs et – chose inattendue – se concentrer sur les fourneaux. Différents témoignages attestent des activités de cuisinier du prince de Dombes au service impromptu de Louis XV et de son entourage immédiat. Dans ses Mémoires, le maréchal duc de Richelieu rapporte la chose, mais en l’interprétant comme une manœuvre d’un prince issu de bâtard pour s’attirer les faveurs du roi : « Les autres princes légitimés (le prince de Dombes, par exemple), voyant l’état précaire qu’ils avaient à la cour, s’efforçaient de plaire au roi pour obtenir au moins par cet empressement ce que la naissance pouvait leur faire refuser. Le prince de Dombes, qui commençait à paraître dans la société et à la cour, s’y rendait intéressant par un caractère facile, qui allait jusqu’à faire la cuisine à la Muette, à Marly et à Choisy, quand le roi, suivi de ses dames et de quelques favoris, allait se divertir dans ces châteaux. »

Dans les années 1730, Louis XV se trouva pris dans une tourmente qu’il avait lui-même levée en cédant aux charmes de Louise Julie de Mailly-Nesle, puis à ceux de sa sœur Pauline Félicité. Les deux maîtresses entrèrent bien vite en rivalité ouverte, ce qui n’empêcha pas le roi de mettre dans son lit, un peu plus tard, deux autres de leurs sœurs, Diane Adélaïde et Marie-Anne… Pour l’heure, le roi était lassé des turpitudes occasionnées par sa propre gourmandise et sombrait dans la dépression…   « De 1735 à 1739 – reprend le duc de Richelieu – , d’intimes orages, longtemps dans l’étroit horizon et la sourde enceinte des petits cabinets, percèrent et grondèrent au dehors, répercutés par le monde en échos malins. Le front de Sophi [nom donné autrefois au schah de Perse et désignant, ici, Louis XV] redevint soucieux, et c’est en vain que Retima (Mme de Mailly), Zélinde et Fatmé (la comtesse de Toulouse et Mlle de Charolais), redoublèrent d’efforts autour du maître blasé et appelèrent au secours de leurs artifices épuisés la table épicée de Choisy, les flammes exhilarantes du vieux vin de bourgogne, les inventions pétroniennes de Moutier, le cuisinier fameux du duc de Nevers, le maître en gastronomie, nourri des moëlles d’Epicure. C’est en vain qu’elles se firent un jeu de présider elles-mêmes aux ragouts de la cuisine aux casseroles d’argent où le prince de Dombes, improvisé sous-aide d’un auguste apprenti, ne dédaignait pas de retourner des salades dignes d’Apicius, et de faire sauter les entremets truffés dont Louis XV lui-même avait préparé les ingrédients, de la même main qui signait l’exil du Parlement et les lettres à Frédéric. C’est en vain qu’au bourgogne succéda le champagne, le vin favori de la Régence, pour la première fois humilié de ce triomphe incomplet de griser un roi sans le rendre plus gai. Plus d’amour, partant plus de joie. Et les nuages montaient toujours, noircissant, malgré tout, l’azur, devenu mélancolique, de ce ciel d’allégresse, de gourmandise et de volupté. »

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, le duc de Luynes, dans ses Mémoires, raconte un épisode semblable : « M. le prince de Dombes, qui se mêle quelquefois de faire la cuisine, devoit faire le souper, que l’on comptoit qui seroit fort gai. (…) Mademoiselle [fille de Louis III de Bourbon Condé] fit ce qu’elle put pendant le souper pour y mettre de la gaieté ; mais elle n’y réussit pas ; tout se passa fort sérieusement pendant et après le souper, lequel fut suivi d’une conversation qui ne fut pas longue. Ce détail est certain. »
 

La référence des gastronomes

Ces anecdotes ne permettraient pas à elles seules de juger des aptitudes culinaires de Louis Auguste si ce prince n’avait entrepris de partager son art et ses secrets par un ouvrage aujourd’hui considéré comme le plus important manuel de gastronomie française du xviiie siècle : Le Cuisinier gascon. Si l’on en croit la page de titre, ce livre fut publié anonyme à Amsterdam en 1740, mais les spécialistes s’accordent à penser que Louis Auguste en fut lui-même l’auteur, cela d’autant que l’épître dédicatoire est étrangement signée « le Cuisinier gascon »… Le texte en est déférent autant qu’il doit l’être, mais sans plus, et ne se perd pas en détail. La fin contient, seule, quelques éléments faisant référence à une relation concrète entre le prince et l’auteur supposé de l’ouvrage : « je publierai sur les toîts que Vous êtes, Monseigneur, un des meilleurs Cuisiniers de France. Ce n’est point sur des ouï-dire incertains, que je rends ce témoignage à Votre Altesse Sérénissime. Je Vous ai vû cent fois la main à l’œuvre : cent fois j’ai eu l’honneur de travailler sous Vos ordres : si j’ai acquis quelque réputation dans mon métier, je la dois encore plus à l’émulation que Vous m’avez inspirée, qu’au désir que j’eus toujours d’attraper Votre goût. Enfin, l’Ouvrage que je prends la liberté de Vous présenter, n’est autre chose que le fruit de mes reflexions sur Votre pratique. » Selon toute vraisemblance, cet aide qui n’a pas signé de son nom et qui affirme livrer le fruit de ses « réflexions » sur la « pratique » du prince, se dégage deux fois, en quelque sorte, de la paternité de l’ouvrage qui, dès lors, n’est que la mise à disposition du public d’inventions et de pratiques, en un mot de recettes élaborées par Louis Auguste lui-même qui, ainsi, en devient implicitement l’auteur. 

217 recettes sont proposées en 194 pages : des entrées, des entremets et des sauces… De « gasconne », cette cuisine n’a que le nom, sans doute choisi pour la réputation hautement gastronomique de la région et, pour ainsi dire, comme simple « label de qualité ». Les spécialistes ont repéré tout au plus deux ou trois recettes issues du patrimoine gascon et, pour le reste, ont souligné les trois grands mérites de l’ouvrage : le premier est l’émergence d’un très grand sens de la nuance dans l’accord des saveurs, une volonté de raffinement qui distingue cette œuvre des manuels antérieurs, héritiers d’une tradition plus fruste ; le deuxième – assez inattendu sous ce titre – est la multiplicité d’emprunts et de références à la cuisine italienne ; le troisième, enfin, est la volonté – elle aussi nouvelle – de donner aux plats des noms originaux, suggestifs et teintés de poésie. Ainsi l’on trouve dans l’ouvrage la recette des « poulets en culottes », du « mouton à la Tallard », des « poulets à l’yvoire », des « pigeons à la Périgord », des « hachis d’œufs sans malice », des « poulets à la Pardaillan », des « roulades de Veau en canelons au selleri glacées », des « poulets en chauve-souris », du « Veau en crotte d’âne roulé à la Neuteau », des « poulets à l’Allure Nouvelle », du « gigot de mouton à la Galerienne », du « gâteau à la Saint Cloud »…

Les recettes sont écrites dans un style concis, voire elliptique, demandant une pratique déjà éprouvée de la cuisine. Voici à titre d’exemple celle des « Choux aux Marons & Saucisses » (p 19), certainement délicieuse et dont l’adaptation est assez aisée:

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La « sauce hachée » n’est pas, comme on pourrait le penser, une sauce à la viande hachée (façon bolognaise), mais une variante de la sauce piquante, très adaptée à l’accompagnement de ce plat et dont on trouvera aisément la recette sur internet. Un Beaujolais supérieur (à consommer avec modération) peut être conseillé pour donner la réplique au chou du prince de Dombes…

 

Le Cuisinier gascon est accessible et téléchargeable gratuitement en ligne, dans son intégralité, via le lien suivant : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1511832p.image